La pensée de Claude Lefort (1924-2010)
Anissa Braham, EHESS
De la pensée de Claude Lefort (1924-2010), on pourrait dire qu’elle fait exemple pour son hétérodoxie radicale et transversale. Anti-utopique et résolument historique, la pensée de Lefort invite à se désister de toute prescription pratique, de toute direction, de toute formulation programmatique pour se confronter au présent du politique dans sa complexité, et imaginer à partir de lui de nouvelles brèches. L’œuvre de Lefort, très dense, décorrèle ainsi l’idée de révolution de celle de programme, et assume le conflit plutôt qu’elle ne cherche, comme tant de systèmes philosophiques, à l’absorber. Elève de Merleau-Ponty, auprès de qui il découvre l’œuvre de Marx (à une époque où les études marxistes sont exclues de l’université et où on refuse d’enseigner Marx), Lefort milite au Parti communiste indépendant (PCI), organisation trotskyste parallèle au PCF, dès 1944. Il le quitte à la fin des années 1940 et co-fonde en 1949 le groupe et la revue Socialisme ou Barbarie, avec son ami Cornélius Castoriadis un autre dissident rencontré au PCI.
Dès le premier numéro de la revue, le comité éditorial déclare, en guise de présentation des objectifs du groupe que ses membres souhaitent enraciner dans un parcours critique : « nous pensons que nous représentons la continuation vivante du marxisme dans la société contemporaine » (Soub n°1, 1949, page 1). Contre l’ossification du marxisme et l’édification de sa méthode en science par le léninisme, Socialisme ou barbarie reprend la critique de la bureaucratie là où le trotskisme l’avait abîmée dans un réformisme insatisfaisant, engagé dans une lutte pour la direction et le pouvoir contre les staliniens. La critique sociale-barbare de la bureaucratie englobe ainsi à la fois le stalinisme et le trotskisme, la politique du parti bolchévique et celle de la IVème internationale. Lefort va infléchir cette critique militante de la bureaucratie vers une critique radicale du phénomène totalitaire, tandis que ses camarades chercheront à construire une nouvelle théorie de l’organisation révolutionnaire, conseilliste et horizontale, en opposant au socialisme d’Etat et à l’orthodoxie marxiste une nouvelle lecture de Marx, libertaire et critique.
Aussi, si la connaissance pointue de Castoriadis de l’œuvre de Marx impressionne Lefort, les divergences entre les deux hommes, animés par deux visions radicalement différentes des objectifs du groupe et de la revue qu’ils ont cofondé, aboutit à la rupture de 1958 où Lefort quitte définitivement l’aventure sociale-barbare. Castoriadis veut créer un nouveau parti, une nouvelle organisation ouvrière pour la révolution tandis que pour Lefort, le refus de la bureaucratie implique une critique généralisée de toutes les formes de prétention à la direction (voire à la représentation) et à la conquête du pouvoir, recréant la subordination d’une base à un sommet. Très critique de son expérience militante, ses positions sur l’URSS et sur le totalitarisme ont souvent amené à réduire sa pensée à un anti-communiste radical prenant parti, dans la guerre froide, pour le bloc de l’ouest libéral. Ces facilités sont sans égard pour une pensée complexe de la démocratie qu’il ne réduit pas à ses institutions, et encore moins au critère de leur stabilité, puisqu’il s’y réfère également à travers les mouvements de contestation qui les traversent et font évoluer constamment les normes. Il soulignait d’ailleurs, en 1981 à la veille des élections présidentielles opposant Giscard d’Estaing à Mitterrand, le cynisme d’une bourgeoisie pour qui la démocratie est à la fois réduite aux urnes, et à un argument métaphorique à opposer aux totalitarismes, qu’ils soient fascistes ou soviétiques, en qui voir un Autre radical, tout en maintenant une complaisance stratégique historique vis-à-vis de ces régimes (Lefort. 1981, p. 34-35).
Lefort, dans sa brouille avec Socialisme ou barbarie, montrait ainsi déjà à voir, dès la fin des années 1950, la structure essentielle de sa pensée : une préférence philosophique pour le désordre plutôt que pour l’organisation. Une idée remarquable de la pensée de Lefort, c’est que la démocratie institutionnalise le conflit et la multitude, ou, plutôt, la lutte des classes. A contrecourant du campisme qui structure le débat intellectuel pendant la guerre froide, Lefort argue que la démocratie n’est nulle part un fait définitif, et qu’elle se manifeste plutôt comme l’inverse de l’immuable en politique : le conflit et l’inventif. Aussi, penser la démocratie avec Lefort, c’est la penser dans sa dimension non-définitive, comme le seul régime qui reste ouvert au possible. C’est en acceptant de se confronter au désordre, fil conducteur d’une pensée critique enracinée dans une lecture historique du politique, que Lefort fait du conflit une composante de la démocratie plutôt qu’un moment ou un moyen de l’édification d’une société révolutionnaire. Aussi, il oppose cette acceptation, voire cet éloge du conflit, à tous les « désirs d’homogénéisation » présidant aux grands projets, ceux du socialisme ou, au contraire, celui des régimes conservateurs évoluant à travers la notion d’ordre (Chollet. 2014). Lefort élabore ainsi une pensée du présent, une ontologie comme son maitre Merleau-Ponty à la fois en désaccord avec le matérialisme dialectique, et avec le conservatisme. Les années 1960 et 1970 sont d’ailleurs toujours marquées par cet engagement libertaire, au prisme duquel il propose une théorie de la démocratie, de l’Etat et du droit. Il publie ainsi, en 1968, un premier recueil critique des événements du printemps intitulé La brèche avec son ami Castoriadis et Edgar Morin. Mai 68 est pour Lefort, un « an zéro » pour la démocratie, dans lequel il salue un moment de dépassement des directions politiques au sein du mouvement social, un épousement du conflit comme moment démocratique qui résiste à toutes les formes de leadership au profit d’une autonomie radicale.
Consolidée dès les années 1950, mais arrivée à maturation dans les années 1980, la pensée du politique chez Lefort est centrée autour d’une analyse historique et philosophique du totalitarisme. Comme pensée négative, ontologique et historique du politique, l’oeuvre de Lefort modernise les catégories de la philosophie politique occidentale, tout en invoquant constamment les auteurs de la tradition comme Machiavel. La structure élémentaire de cette modernité repose ainsi sur le phénomène de désincorporation du pouvoir, qui devient diffus et multiple. C’est au prisme de ce concept de désincorporation qu’on tentera ici d’approcher la théorie lefortienne du pouvoir.
Lefort publie L’invention démocratique : les limites de la domination totalitaire en 1981, un recueil d’articles parus entre 1950 et la fin des années 1970 puis Essai sur le politique. XIXème-XXème siècle en 1986. Dans ces essais, Lefort endosse la responsabilité philosophique et historique de définir le totalitarisme dans sa singularité, comme un événement de notre modernité. Les régimes totalitaires, contrairement à la monarchie, intègrent une dimension bureaucratique et cherchent à réaliser l’unité absolue de tous les pans de la société en absorbant le peuple, réduit à son unité élémentaire et abstraite, dans la figure du dirigeant.
Lefort articule ainsi son histoire du pouvoir à une ontologie des figures du peuple, du souverain et du gouvernant, et questionnent leurs intrications et désintrications à travers l’histoire. Dans le tyran du régime totalitaire, l’unité du dirigeant avec le peuple est fondée sur un principe d’incorporation tautologique : le tyran est le peuple, le régime c’est le peuple. La subjectivation du peuple se passe alors en la personne du chef, et dans la désignation d’un ennemi étranger, d’un Autre radical diabolisé. La définition de Lefort du totalitarisme est fondée historiquement sur l’expérience de l’URSS puisqu’il se refuse à mêler l’universel à l’analyse du politique, mais les catégories qu’il forge sont cependant larges et mouvantes. Au « peuple-Un », dont l’unité est réalisée dans la figure du dirigeant, s’oppose la multitude au sein des sociétés démocratiques, où le pouvoir fait office de lieu vide, non localisable dans la réalité car rendu non consubstantiel à des individus et à des groupes et, donc, ramené à sa dimension symbolique. Le symbolique et l’imaginaire sont ainsi, chez Lefort, constitutifs de la démocratie et de la formation des États modernes. Il met en exergue l’incapacité du marxisme à penser l’Etat moderne car, comme projet politique, il entend dépasser cette dimension imaginaire, l’assimilant à l’aliénation, en l’absorbant dans un pouvoir prolétarien positif. Cette résorbsion de la dimension symbolique est aussi pour Lefort au centre du projet totalitaire, qui finalement élabore à sa place une autre fiction, celle de l’unité absolue et anhistorique du corps social. Sa conception du peuple et des mécanismes de sa subjectivation par le pouvoir politique font ainsi radicalement dévier la pensée de Lefort du marxisme, et de sa conception des classes sociales en tant qu’elle est ramenée à une lutte pour le pouvoir.
Dans sa vision de la démocratie, modernisée par l’expérience du goulag, Lefort délaisse de l’idée d’une adhésion du peuple à l’autorité du pouvoir et, donc, du contrat qui est structurante chez Machiavel et les Lumières. Si la démocratie est le régime politique de la coexistence humaine, il distingue la coexistence de l’unité même tacite. Lefort voit dans la démocratie l’âge de la désincarnation radicale, de l’atomisation de la figure du corps social, de la figure du roi et de l’Un dans une multiplicité d’acteurs. La condition de la démocratie n’est donc pas la conquête du pouvoir par un groupe ou une classe, même opprimée, mais la décentralisation du pouvoir qui ne trouve plus aucun lieu où être concentré, donc accaparé. Une société démocratique est ainsi une société où personne ne possède le pouvoir. On peut même radicaliser cette conception négative de la démocratie en avançant qu’elle permet de qualifier de manière volante toute forme d’opposition, de conflit à l’intérieur des régimes totalitaires et démocratiques et qu’elle ne se cantonne pas à désigner la stabilité des institutions. Elle implique ainsi l’action des agents, dans une dimension participative ou insurrectionnelle. Lefort oppose, enfin, la figure du roi et du tyran, manifestation positive du pouvoir, à celle du gouvernant, dont la personne est décorrélée du pouvoir car il est remplaçable. Le gouvernant, interchangeable au gré du processus électoral, est non consubstantiel au pouvoir, contrairement au roi et au tyran.
Les années 1980 sont ainsi, également, un moment de consolidation de sa théorie du totalitarisme au prisme du droit, et notamment des droits de l’Homme dans son texte « Droits de l’homme et politique », recueilli en 1981 dans les L’invention démocratique. Lecteur de Arendt, qu’il mobilise dans sa théorie du droit, Lefort réfute à la fois l’individualisme libéral en matière de droit, et la critique marxiste du juridique (Simard. 2015). La réflexion de Lefort, toujours historique, intègre l’expérience des dissidents soviétiques à la définition d’un droit “idéal”, émancipé de son incarnation sans pour autant tomber dans le registre de l’abstraction. Théorisant un “droit désincorporé”, il introduit dans les années 80 une distinction entre Etat de droit et Etat démocratique. Dans l’Etat démocratique, le droit est non seulement l’objet d’une institution par la loi, mais est aussi amené à se réinventer constamment au gré des mobilisations, car la loi n’y est pas “immanente à l’ordre du monde” (Lefort. 1986 p. 46). Synonyme de mouvement, de désordre et d’autonomie, « l’Etat démocratique », en contraste avec « l’Etat de droit », fait ainsi pour Lefort « l’expérience de droits qui ne sont pas déjà incorporés » et « il est le théâtre d’une contestation dont l’objet ne se réduit pas à la conservation d’un pacte tacitement établi, mais qui se forme depuis des foyers que le pouvoir ne peut entièrement maîtriser. De la légitimation de la grève et des syndicats, au droit relatif au travail ou à la Sécurité sociale, s’est ainsi développée sur la base des droits de l’homme toute une histoire qui transgressait les frontières dans lesquelles l’Etat prétendait se définir, une histoire qui reste ouverte. » (Lefort. 1983 p.69).
Aussi, l’inventif coexiste, en démocratie, à travers la notion de droit et à travers les luttes pour de nouveaux droits. Le droit est donc intrinsèquement lié aux rapports sociaux. Lefort réfute ainsi l’idée de droits fondamentaux en ce qu’elle pose le fondement des droits[1] en dehors des individus concrets et historiques, tout en rejetant toute approche positivedu droit qui, pour se différencier et s’autonomiser des sphères du pouvoir et du savoir, doit aussi intégrer une dimension symbolique et négative. Ce fondement du droit hors des individus est d’ailleurs contesté par l’idée démocratique elle-même, puisque la démocratie est précisément le régime qui abolit la transcendance au profit du politique, et qui assume, sans sacralité, le domaine du symbolique comme composante du politique. Le droit, dans sa dimension symbolique que Lefort revendique ici, est donc intrinsèquement lié au politique, et garanti par la coexistence humaine dont il est indissociable. Lefort reconnait ainsi à Marx d’avoir proposé une analyse du droit qui décompose ce mythe du fondement, pour opérer un retour à l’histoire, aux « hommes concrets » et dénoncer, derrière les catégories abstraites et universelles de l’égalité et de la liberté, les oppressions historiques structurantes des rapports sociaux et des rapports de pouvoir (Lefort. 1986 p. 27). Aussi, la théorie de la désincorporation du droit chez Lefort cherche à questionner une “juste place” du droit comme condition et objet de nouvelles luttes pour l’émancipation.
La pensée de Lefort peut ainsi être qualifiée de résolument et de radicalement libertaire par son projet et sa méthode : ne reculer devant aucune forme de critique et de réflexion, ne céder à aucune direction, à aucune pression de l’histoire, quitte à s’abîmer dans une conception du pouvoir qu’on pourrait qualifier de pessimiste et de négative. Elle nous donne un défi à relever : penser la critique sans perspectives, penser le pouvoir sans système, sans conquête.
Note
[1] « On ne peut rien dire de rigoureux sur une politique des droits de l’homme, tant qu’on n’a pas examiné si ces droits ont une signification proprement politique et l’on ne peut rien avancer sur la nature du politique qui ne mette en jeu une idée de l’existence ou, ce qui revient au même, de la coexistence humaine. » (L’invention démocratique, « Droits de l’homme et politique » (I), page 48, 1981)
Bibliographie
Ouvrages
Lefort, C. L’Invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire (1981), Paris, LGF « Livre de Poche – Biblio Essais », 1983.
Lefort, C. Essais sur le politique : XIXe et XXe siècles, Paris, Seuil, 1986
Articles
Chollet, A. (2012). Le désordre contre l’organisation : sur les divergences théoriques entre Lefort et Castoriadis à l’époque de Socialisme ou Barbarie. In P. Caumières, S. Klimis, & L. Van Eynde (éds.), Socialisme ou Barbarie aujourd’hui (1). Presses universitaires Saint-Louis Bruxelles. https://doi.org/10.4000/books.pusl.719
Revel, J. (2018) . Portrait de Claude Lefort en jeune homme. Raison publique, N° 23(1), 21-36. https://doi.org/10.3917/rpub1.023.0021.
Simard, A. (2015). Les deux corps du droit. La nature et le rôle du droit dans la pensée de Claude Lefort. Politique et Sociétés, 34(1), 61–83. https://doi.org/10.7202/1030101ar